Génèse

Lorsqu’une unité de production ferme définitivement ses portes, son patrimoine technique est généralement vendu, disséminé, recyclé ou détruit. Si un certain nombre d’outils « standards » n’ont que la valeur d’un équipement similaire neuf diminué de son usure, d’autres, confectionnés à façon pour les besoins d’un système productif particulier, n’ont bien souvent que la valeur du poids des matériaux qui le composent. Pour exemple, lors de la fermeture de la Verrerie de Meisenthal, en 1969, 8 000 moules en métal (qui représentent plus de 250 ans de mémoire de formes et ont chacun porté des dizaines de milliers de pièces dans leurs ventres), ont été mis à la ferraille. Si, avec les yeux d’aujourd’hui nous ne pouvons que regretter amèrement le destin malheureux de ces outils témoignant d’une glorieuse épopée industrielle, le contexte de l’époque, l’aspiration au « progrès », le rejet des protocoles traditionnels de production, ont largement contribué à l’indifférence de ce moulocide.

Comprenant assez rapidement que le moule incarnait le prolongement du souffle et des mains savantes des verriers, le Centre International d’Art Verrier (CIAV), se lance en 1999 dans une politique de collecte d’anciens moules de soufflage pour constituer un répertoire de formes unique.

Constitution du fond

La liquidation ultime des biens de la Cristallerie Lorraine de Lemberg (à 5 km de Meisenthal) en 1999, a été le point de départ de la constitution de notre moulothèque. Mobilisant son droit de préemption, la Communauté de Communes du Pays du Verre, a permis de sauver de la destruction plus de 800 moules en métal et 400 moules en bois. Depuis, bien d’autres moules ont été rachetés à des antiquaires, légués par d’anciens moulistes ou nous ont été confiés suite à la fermeture de d’unités de production régionales (Cristallerie d’Hartzwiller en 2004, Villeroy & Bosch à Wadgassen (D) en 2012). Aujourd’hui, cette bibliothèque d’outils, appelée « moulothèque », compte environ 1 800 moules (1200 en métal et 600 en bois). Se référant à différentes techniques de soufflage (soufflé-tourné, soufflé-fixe, moule optique...), ils servaient majoritairement à la production de contenants (pour la plupart des objets dits « d’arts de la table »). Cette moulothèque a tout d’abord un objectif conservatoire, le moule étant dans ce contexte considéré comme un objet patrimonial. Elle permet également de mettre à l’honneur des générations de moulistes, ces travailleurs de l’ombre, qui ont su déployer d’incroyables techniques au service de la forme. Par ailleurs, ces outils, de facture très robuste et pour la plupart encore fonctionnels (tout du moins en ce qui concerne les moules en métal), incarnent une ressource technique intarissable pour les créateurs contemporains qui collaborent avec les verriers de Meisenthal.

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La moulothèque numérisée

Nos moules sont classés dans des réserves techniques et numérotés. Jusqu’en 2008, le choix d’un moule en métal était uniquement effectué physiquement par la visite de l’espace où sont ils sont conservés ou via la consultation d’épais classeurs reprenant le dessin de leurs profils en deux dimensions (travail réalisé en 1999-2000). Après avoir éprouvé durant près de 10 ans ce premier système empirique, en 2008, nous avons, en partenariat avec le laboratoire numérique de l’Ecole Supérieure d’Art et de Design de Valenciennes (sous la direction de Michel Paysant et Patrick Beaucé), avec l’aide d’étudiants, numérisé en 3D une première série de 800 moules en métal. Le CIAV, avec l’appui du Ministère de la Culture (Programme national de numérisation du patrimoine), a développé à partir de ce travail, une version préfigurative d’une base de données, la moulothèque numérique, consultable en ligne. La numérisation des formes de cette première série de moules historiques a conforté leur conservation, leur classement et leur convocation. Cette banque de données numérique permet par ailleurs aux créateurs en phase de recherche au CIAV (artistes-plasticiens, designers, étudiants en écoles d’Art...) de consulter la base de données et choisir de manière optimisée les formes à partir desquelles des travaux de réinterprétation pourraient être entamés. Nous avons, au cours des années qui suivirent la mise en ligne de cette première version de la moulothèque numérisée, identifié un certain nombre d’améliorations qu’il nous faudrait apporter au système pour le rendre plus efficient. A partir de 2016 nous avons remis l’ouvrage sur le métier et avons œuvré sur des protocoles plus précis de numérisation des moules, avons introduit pour chaque moule de nouveaux champs descriptifs et complété la base de données pour produire un outil numérique plus performant et intuitif qui répertorie à ce jour plus de 1000 moules en métal. Cet important travail qui a bénéficié du soutien du dispositif de financement Européen Leader+ (porté par le GAL du Pays de Bitche-Sarralbe-Sarreguemines), nous a permis de produire la présente version de la moulothèque numérisée.

Le moule comme outil de recherche

Repenser des objets à partir de moules existants permet aux créateurs professionnels (designers, artistes...) ou en devenir (étudiants en écoles d’Art) de structurer leur pensée, d’optimiser leurs phases de recherches et d’intégrer l’apprentissage des contraintes d’une potentielle production en série. La moulothèque numérisée n’est pas un outil de conception d’objets à distance, il est une ressource technique facilitant une recherche appliquée qui induit obligatoirement la présence du/des créateur(s) sur place. Il est en effet déterminant, en amont de tous projets, de comprendre le solfège technique du CIAV de Meisenthal, d’appréhender les techniques mobilisables dans ses ateliers, les savoir-faire de ses verriers, les (im)possibles du matériau-verre... En effet un moule de soufflage n’induit pas la production d’une unique pièce dite « définitive » comme cela peut être le cas dans le contexte d’autres typologies de systèmes productifs nécessitant des moules pour la transformation d’autres matériaux. Dans le process verrier, il est possible en effet, par le biais de multiples techniques plus ou moins académiques, de modifier les caractéristiques d’un objet, en amont et/ou en aval du soufflage au moule. Peuvent en effet être convoquée une somme quasi infinie de combinaisons techniques dites « à chaud » (dépose d’anses, déformations, rognage, déformation, rajouts, colorations...etc) et/ou « à froid » (découpe, percement, sablage, taille, gravure, argenture... etc), permettant d’imaginer différents objets à partir d’un même moule de base. Même si des objets ont des formes ou des fonctions revisitées, ce procédé permet potentiellement au CIAV (du fait de l’utilisation d’un moule), de les dupliquer, de les fabriquer en petite série, tout en s’affranchissant de la conception et la fabrication sur mesure de nouveaux moules de soufflage, plutôt onéreux. De nombreux prototypes, pièces uniques ou objets contemporains de la ligne éditoriale produit sous la marque « Meisenthal-France » sont par exemple produits à partir de certains moules anciens.

S’il est possible via la moulothèque numérique d’effectuer des recherches en interrogeant de purs champs techniques permettant une approche formelle (type de moule, hauteur, largeur, réversibilité…) il est également possible de prendre appui sur d’autres paramètres (nom originel d’un moule qui qualifie le plus souvent le service dont il est issu, informations sur l’unité de production qui a exploité le moule par le passé…) pour se promener dans la moulothèque virtuelle et initier différents types d’exploitations de données dans d’autres d’autre champs (graphisme, poésie, science, histoire…).

En définitive, ce conservatoire de matrices, mémoire formelle d’une industrie jadis florissante, incarne aujourd’hui un objet de recherche clamant de manière forte la posture de travail du CIAV, qui consiste à favoriser des dialogues quotidiens entre l’héritage technique d’un territoire et des questionnements contemporains. Si le moule est indéniablement un élément de patrimoine matériel, son utilisation et sa relecture convoquent des savoir-faire les plus divers, dressant ainsi un intéressant pont entre patrimoine palpable, technique, matériel, et immatériel.